Décryptage

« L’âme a besoin de soins, c’est le devoir des artistes »

Sages, drôles, sarcastiques et pour tout dire géniaux… Le duo d’artistes Gilbert & George vient d’inaugurer son propre musée dans le quartier de Spitafields, à l’Est de Londres. Notre correspondante a eu le privilège de les rencontrer… 

 

Gilbert et George nous ouvrent les portes de leur centre à Spitalfields, leur quartier de toujours où ils sont connus comme le loup blanc. Dorénavant on pourra aussi les croiser ici. Photo de Yu Yigang © Gilbert & George

 

En 1967, Gilbert & George se rencontraient à la Saint Martin’s School of Art de Londres. Deux ans après et bien avant TikTok, ils se mettaient en scène en devenant une Singing Sculpture (eux que la musique ne passionne pas vraiment). Depuis, leurs compositions photographiques ont fait le tour du monde, mais les inséparables sont restés fidèles au quartier de Spitalfields où ils ont leurs habitudes. Le 1er avril, dans une ancienne brasserie du quartier, ils ont ouvert le Gilbert & George Centre. Un lieu fidèle à leur philosophie : « Art for All » !

 

C’est une matinée humide, entre averses et éclaircies timorées, comme mars et l’Angleterre savent en faire. Dans une cour pavée non loin de Brick Lane, un magnolia Black Tulip en fleur fait le beau à côté d’un gingko. Deux plantes chères à Gilbert & George qui marquent l’entrée de leur nouveau centre. « Un matin, en visite à la campagne, nous avons été surpris de trouver cela très beau, calme, plaisant même…»

Gilbert, George et l’architecte Manuel Irsara dans la cour du centre, devant le bâtiment d’origine. À leur droite, la nouvelle extension. Photo de Prudence Cuming © The Gilbert & George Centre

 

La contradiction caractérise ces drôles d’oiseaux, à la fois à l’avant-garde de l’art et conservateurs en politique. Leur centre illustre cette ambivalence, comme nous l’explique Manuel Irsara du studio SIRS, principal architecte du projet. « Nous voulions honorer l’héritage industriel du quartier et du bâtiment, très apprécié par Gilbert & George, tout en intégrant une modernité propre à leur œuvre. »

Même sous un casque, même sous un masque, et même sur un chantier, Gilbert et George n’abandonnent jamais leurs élégants costumes. © Tom Oldham

 

La série Paradisical Pictures : 35 compositions photographiques en grille, comme des vitraux, ici au 1er étage du Gilbert & George Centre. Photo par Prudence Cuming © The Gilbert & George Centre

 

Gilbert & George ne s’inquiètent pas pour la planète – « car nous ne l’abîmons pas, nous ne voyageons pas, nous nous déplaçons à pied ou en transports en commun… » – mais leur centre est entièrement éco-conçu : système d’équilibrage thermique, éclairage basse consommation, entrepôt de stockage destiné à limiter le transport des œuvres. C’est dans le calme de leur studio, à un jet de pierre du centre que les deux artistes nous reçoivent.

Comment est née l’idée du Centre ?

Les gens nous arrêtaient dans la rue en nous disant : « on adore ce que vous faites ! » Mais lorsqu’on leur demandait où et quand ils nous avaient découvert, ils répondaient : « je n’ai jamais vu d’exposition » ou « grâce à des amis » ou « dans un magazine »… Nous sommes exposés dans des galeries, mais seulement tous les deux ou trois ans. Et dans les grands musées, certaines œuvres ne sont pas présentées. Nous avons donc voulu créer notre propre espace, permanent, dans lequel nous pourrons vivre éternellement !

Les fleurs qu’ils reçoivent, Gilbert et George les gardent précieusement et les incluent ensuite dans leur œuvres. Comme ici Rosy, issue de la série Paradisical Pictures. © Gilbert & George

 

En parlant de vie éternelle, vous avez choisi The Paradisical Pictures pour inaugurer le centre et vous présentez en même temps The Corpsing Pictures à la White Cube Gallery qui évoquent plutôt la mort, comment appréhendez-vous ce thème ?

Nous n’aimons pas les religions mais nous avons créé les Paradisical Pictures pour nous adresser à la fois aux communautés qui croient en l’au-delà et aux autres. Nous pensons que le paradis est ici, maintenant, et nous voulons ancrer le centre dans le présent. Concernant The Corpsing Pictures, notre série la plus récente, elle a plusieurs raisons d’être. La plupart des gens pensent à la mort. Mais, dans le monde du théâtre, « corpsing » signifie oublier son texte (ou éclater de rire).

Oups, on dirait que Gilbert et George ont oublié leur texte sur ce poster de la série The Corpsing Pictures présentée à la White Cube Gallery. © Gilbert & George 

 

Vous faites tout ensemble, fréquentez les mêmes lieux et créez le même type d’art depuis plus de 50 ans. Diriez-vous que la fidélité est la clé du succès et du bonheur ?

Le bonheur ne nous soucie pas. Nous n’avons pas été envoyés sur terre pour être heureux, si ? Nous considérons avant tout que nous avons une dette envers ceux qui ont souffert pour que nous vivions libres en Occident. Nous voulons perpétuer leurs efforts en poursuivant notre mission du « Art for All ». Nous avons une responsabilité en tant qu’artistes. Si vous êtes malades vous savez où trouver l’hôpital. Mais quid de l’esprit, des désirs, des peurs ? Il n’y a qu’à travers les livres, la musique ou l’art que l’on trouve des remèdes. L’âme a besoin de soins, c’est le devoir des artistes. Et à propos de notre routine, nous avons trouvé ce qui fonctionne pour nous et notre art, alors nous nous y tenons, c’est tellement plus simple !

Propos recueillis par Normandie Wells

THE GILBERT & GEORGE CENTRE
5a Heneage Street, E1 5LJ Londreshttps://gilbertandgeorgecentre.org